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jeudi 22 avril 2010

Pierre Bourdieu : Éléments pour un éloge.



Au début était la fin.

C'est presque malgré lui qu'il s'est engagé avec tant de passion auprès des mouvements sociaux de son temps comme s'il avait été appelé par une nécessité impérieuse. Un devoir à accomplir, une révélation que la théorie comme il l'avait pensé ne serait pas suffisante pour que le mort puisse saisir le vif. Jean-Pierre Vernant compara cette conversion à l'action, toute proportion gardée, à celle que vécu Jean Cavaillès, qui en 1940 se sentit appelé par les urgences du temps à quitter le ciel des idées pour rejoindre les batailles du concret où il devait périr.
Bourdieu se sentit contraint par la situation historique à descendre dans la rue et y faire descendre ses concepts avec lui. Il était persuadé que la connaissance, le savoir est une arme politique notamment contre les prétendus savoirs, les « les fairy tales » des communicants d'aujourd'hui.
Comment assister sans réagir à la destruction comme il l'a écrit souvent d'un type de civilisation, très imparfait, mais qui devait malgré tout être défendu. Surtout au moment où la classe intellectuelle trahissait ses principes et perdait tout honneur et toute dignité après des dizaines d'années de reniement de compromission de palinodies de révérence au monde dominant de la communication.
Bourdieu n'avait que pour lui que son énergie, ses convictions et sa puissance d'analyse. Il l’ a payé au prix fort . Il l'a payé au prix de sa disparition en tant qu'intellectuel. Ils l'ont tué. Et avec lui une grande partie de la pensée contemporaine. Il était un obstacle au développement de toutes les idéologies les plus aliénantes, les plus fantaisistes et les plus serviles, celle, officielle au service du « bien ». Permettant ainsi à l'idéologie ultralibérale de se mettre au service de l'avidité du siècle. Il a été liquidé, comme on veut liquider la pensée de 68...
Il lui fallut affronter les attaques déchaînées, des campagnes d'insultes, de calomnies d'une violence extrême car il touchait à des puissants pouvoirs. Rien ne lui fut épargné jusqu'aux moqueries de la façon dont il s'habillait.

Symptômes
la presse de gauche fut loin d'être la moins acharnée témoignant des ravages provoqués par la révolution conservatrice sur le monde culturel français témoignant également de la folie démiurgique qui s'emparait des journalistes persuadés qu'ils allaient par leurs discours « faire et défaire le monde au service des puissants ».
Nous ne sommes pas loin du « matin brun »de Franck Pavloff. il fallait tuer le soldat Bourdieu. Cette presse n’eut même pas la décence de se taire le jour de sa mort redoublant d'ignominie. C'est ce qui amena Michel Onfray à réagir dans sa « célébration du génie colérique. Tombeau de Pierre Bourdieu . ».
Bourdieu à dit ses raisons en évoquant ce qu'il appelait « sa fureur légitime » cette colère née de l'assurance tranquille avec laquelle le discours néoconservateur s'exprimait dans toutes les universités s'affichait dans tous les journaux, à la télévision pour justifier les gouvernants contre l'aveuglement des masses pour justifier, au nom de la raison, des lumières, les politiques néo-XIXe siècle (l'histoire est courbe) . Il voulut montrer comment les idéologies animaient ces bons Pasteur, comment elle se construisait et produisait de la violence symbolique imposée dans tout l'espace public, incorporée dans la tête de tous au point qu'on ne la remarquait plus derrière la propagande . Il était persuadé que le concept était une arme, que de révéler les modes d'action de cette violence symbolique, de ses effets de domination qu’il ne faut pas confondre avec ceux du pouvoir, permettrait de s'en libérer. Il savait aussi que la réalité sociale est produite par les discours qui prétendent la décrire. Dire c'est aussi faire. Seul il a mené une bataille dans l'ordre des discours, dans l'espace des représentations contre un adversaire organisé financé par la quasi-totalité des réseaux politiques et médiatiques.
Il pensait également que les mots de la résistance deviennent fort quand il rencontre les désirs de la révolte qu'il contribue à cristalliser par leurs révélations. Qu'on se souvienne de « la misère du monde » il voulait rendre la parole que tous les appareils idéologiques d'État nous ont confisquée à tous. Tous ne pouvaient que le faire mourir. Nous y participons tous agit à notre insu par le sens commun, incorporé jusque dans nos corps et nos structures mentales...processus qu’il avait lui même inlassablement mis en lumière.
Je finirai par une allusion au « matin brun » petit opuscule de salubrité publique :
« Dans la vie, ils vont d'une façon bien ordinaire : entre bière et belote. Ni des héros, ni des purs salauds. Simplement, ils détournent les yeux.
Sait-t-on assez où risque de nous mener collectivement les petites lâchetés de chacun d'entre nous ? »

4 commentaires:

  1. Bourdieu. Vaste histoire dans sa correspondance avec ce qu'on appelle l'intime ( ou l'incorporation des normes) - le mien.

    Par où commencer pour ajouter un grain de folie et une graine de (re)connaissance à ton éloge ? Par où commencer pour dire les effets-Bourdieu, effets dévastateurs, nés de la fréquentation assidue, éprouvante, jouissive de ses travaux ?

    Dans ma trajectoire sociale, je veux juste écrire ici mon admiration ( pas d'idolâtrie, bien sur) et ce, sans donner l'impression de verser dans un narcissisme complaisant, teinté de cette "illusion biographique" qu'il décrivait si justement.Mon Capital culturel, politique, ma " sensibilité", mon approche du Monde, mon entrée dans le Monde professionnel, je la dois à Pierre Bourdieu.

    Comment dire la vertu libératrice de sa sociologie ? Ici je me souviens de mes études chaotiques, de mes nuits rageuses à le lire, de ma transformation physique, psychique, mentale à ses concepts.

    C'est peut-être pour ça que je viens en com à cet éloge : dire les effets de révélation, de stupéfaction à sa lecture.

    L'écrivain Annie Ernaux disait quasiment la même chose dans un hommage à son décès. C'est que nous avons été tous heureux de l'avoir croisé, d'avoir eu entre nos mains son travail critique. Il nous a donné le prix inestimable de la liberté de penser.

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  2. C'est vrai que Bourdieu est mort deux fois. La première fois d'un cancer, la deuxième fois lynché par tous ces penseurs néo-conservateurs qui parfois osent se dire de gauche. Récemment j'ai entendu que la baisse du niveau scolaire et de l'orthographe avaient leurs racines dans la pensée bourdieusienne. Quel ironie! Ceux qui se battent pour conserver leurs privilèges accusent aujourd'hui encore Pierre Bourdieu d'avoir mis à mal l'école. En tout cas, si on mesure la force de son travail au nombre de calomnies qu'il a subi et continu à subir, alors Bourdieu a bien rempli son contrat.

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  3. @Bibi
    Ce commentaire touche au coeur.Le mien.Votre histoire est aussi la mienne dans vos mots si proches.vous avez tout dit.Dans votre éffarement sensible, comment une rencontre boulverse une vie. Par timidité, cette puissance de l'intime,j'y aurais rajouté sans doute des annectotes pittoresques pour faire diversion et taire l'impériosité qui m'a saisi d'évoquer Bourdieu, comme un silence serein, une pause nécessaire dans des bavardages sursaturés.
    Cette évocation s'est imposée à la lecture du dernier ouvrage de Boltansky "De la critique" comme un dévoilement.Cela me taraudait depuis lomgtemps.La violence symbolique est bien à l'oeuvre!
    Luis Pinto, champagné,Bolstansky, Charles Suaud, bref, tout "Actes de la recherche en sciences sociales",les éditions "Liber",et bien d'autres encore,nous disent que cette sociologie là est aussi une sociologie de l'émancipation.
    Nous en reparlerons sur le zinc! et ce sera la tournée générale offerte par le patron.

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  4. Rajoutez le témoignage de Raphaël Desanti venu du milieu ouvrier pour devenir sociologue. Sa trajectoire est retracée sur le Net ( tapez Raphael Desanti).

    Pour Boltanski, l'ouvrage (avec Eve Chiapello) a été aussi décisif : "Le Nouvel Esprit du Capitalisme" chez Gallimard analysé à travers le Discours des Managers. Indispensable, incontournable même si les deux sociologues ont des divergences (secondaires à mon sens).

    Je viens encore de trouver ce beau morceau relevé sur le site de Pratiques Sociales de Saül Karsz. Là aussi, ces quelques mots de Bourdieu ouvrent des portes incroyables.


    « Si je voulais répondre en une phrase à ce que tu viens de dire,je dirais que nous naissons déterminés et nous avons une petite chance de finir libres. Nous naissons dans l'impensé et nous avons une toute petite chance de devenir des sujets.
    Ce que je reproche à ceux qui invoquent à tout va la liberté, le sujet, la personne, etc., c'est d'enfermer les agents sociaux dans l'illusion de la liberté qui est une des voies a travers lesquelles s'exerce le déterminisme. C'est à condition de s'approprier les instruments de pensée, et aussi les objets de pensée que l'on reçoit, que l'on peut devenir un petit peu le sujet de ses pensées; a condition, entre autre choses, de se réapproprier la connaissance des déterminismes. »

    PIERRE BOURDIEU & ROGER CHARTIER,
    L’historien et le sociologue (Paris, Raison d’Agir et INA Editions, 2010).

    PS : pardonnez de squatter ainsi votre espace de com. :-)

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> rédacteur Agoravox